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Lutte finale

Le 17 avril 1996, dix-neuf paysans de la MST (mouvement des travailleurs ruraux sans terre) furent assassinés au Brésil par des tueurs à la solde de gros propriétaires terriens. Depuis cette date, le 17 avril est marqué d’une pierre noire et institué « Journée Mondiale des Luttes Paysannes ». Lutte contre qui ? Lutte contre quoi ? Les manifestations agricoles de ces derniers mois ont secoué vigoureusement les cocotiers de l’Union Européenne, des ministères régionaux et fédéral belges, sans qu’il tombe grand-chose dans les paniers des paysans. À quand donc la lutte finale, la Der des Ders ?

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N’en doutez point, il existe bien des « agricultueurs », et des « agricultués » ! Chez nous, on n’élimine pas les petits fermiers au fusil d’assaut comme dans ces régions du globe où règne la loi du plus fort : Amérique Latine, Indonésie, Afrique, Inde, Extrême-Orient… Des moyens plus « civilisés » sont utilisés -pratiques commerciales agressives, concurrence entre agriculteurs, normes sanitaires et environnementales, charges administratives et financières insupportables –, mais le résultat est le même, sans décès violent à déplorer, mais plutôt des morts à petit feu…

Tout bien considéré, une vie d’agriculteur ressemble fort à une lutte sans trêve ni repos, menée inlassablement contre d’innombrables ennemis. Nous luttons contre les évènements climatiques : le gel mordant en hiver, la chaleur accablante en été, la pluie et la neige, les bourrasques et les tempêtes, la foudre lors des orages, les sécheresses et les inondations… Nous menons campagne contre les éléments naturels : les maladies des plantes et des animaux, les parasites, les ravageurs, les petits et gros prédateurs… Nous nous battons contre l’avidité de tous ces gens qui commercent avec nous, nous « conseillent » et nous contrôlent, contre tous ceux qui croient nous connaître et colportent des bêtises à notre encontre. Nous subissons l’agribashing, les rumeurs, les on-dit, les certitudes de gens désinformés par des médias avides de sensations.

Nous nous colletons aussi avec nous-mêmes ! Nous luttons contre nos démons intérieurs, nos fantasmes, nos frustrations, nos subjectivités, nos complexes d’infériorité et de culpabilité, notre fatalisme légendaire, notre atavisme auto-destructeur. Nos luttes sont intérieures, introspectives : nos peurs de mal faire, de trop en faire ou pas assez. Nous subissons notre naïveté, notre propension à suivre les conseils de plus « instruits » que nous, nos errements fatals, et cette manie universelle de nous aligner sur la pensée dominante libérale et capitaliste. Nous nous endettons et devons lutter pour joindre les deux bouts. Nous souffrons de fatigue, de vieillissement, de maladies, de blessures encourues au travail. Il nous faut lutter contre la brutalité des animaux, leurs sautes d’humeur, leur agressivité qui a tué tant de fermiers…

Nous luttons aussi contre nos frères, nos voisins fermiers trop gourmands qui n’ont jamais assez de superficie à exploiter, nos familles qui ne comprennent pas à quel point le surenchérissement des terres assassine l’agriculture paysanne. Nous subissons l’invasion d’agriculteurs venus d’ailleurs, d’un riche pays contigu où les gens ne savent quoi faire des euros qu’ils gagnent à millions. Nous nous défendons difficilement contre les sociétés de gestion, contre des promoteurs d’agrivoltaïsme, des pépiniéristes, des planteurs de maïs de biométhanisation, des chaînes de grands magasins…, et tous ces non-agriculteurs qui offrent des sommes folles à l’achat de parcelles, ou des montants locatifs exorbitants.

Tant qu’à faire et nous battre, il nous faut participer à l’offensive lancée contre les dérèglements climatiques, tandis que s’égrènent les secondes du « final countdown », du compte à rebours final avant des changements dramatiques et irréversibles. Nous devons lutter contre la perte de biodiversité, planter des arbres et des haies vives, protéger les cours d’eau, stocker du carbone dans les sols agricoles. Par-dessus tout, il nous faut lutter contre la faim dans le monde, ici et ailleurs, sans cesse nous battre pour repousser nos limites, afin de mieux servir une société insatiable qui nous traite plus bas que terre, et ne se rend même pas compte qu’elle scie sans remords les pattes d’un fauteuil où elle se prélasse à son aise depuis des décennies.

Oui, les agriculteurs mènent une multitude de combats, seuls contre tous ! Pas si seuls, me direz-vous, puisqu’il existe des syndicats censés nous défendre, des spécialistes de la lutte finale, des « professionnels » formés pour porter nos revendications, comprendre nos souffrances. Des gens sur qui se reposer ; des « guerriers » courageux pour monter en première ligne… En théorie… Dans la pratique, nos syndicats agricoles nous encadrent administrativement et servent gentiment de relais entre nous et les instances dirigeantes. Ils luttent surtout pour eux-mêmes, pour sauver leurs activités en nette perte de vitesse. Les manifestations de cet hiver l’ont démontré à souhait. Ils servent d’incubateurs à futurs politiciens qui viendront étoffer les listes électorales. Leurs gesticulations n’impressionnent pas grand-monde, et sûrement pas l’agribusiness…

Car voilà notre plus grand ennemi, notre tortionnaire, notre agricultueur de première classe : l’agribusiness, l’industrie agro-alimentaire, cette hydre Miam-Miam qui nous tient fermement emprisonnés dans ses tentacules ! Elle tue notre agriculture paysanne aussi sûrement que les 19 petits fermiers brésiliens exécutés le 17 avril 1996, coupables d’avoir revendiqué le droit de vivre sur leurs terres ancestrales.

Ni le Grand Soir, ni le Grand Jour n’auront lieu demain chez nous et ailleurs, et ne viendront délivrer les damnés de la terre…

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